D’où vient la nouvelle délinquance juvénile? On ne peut plus lui

appliquer les raisonnements d’antan qui incriminaient la mauvaise adaptation des adolescents à la société, sur fond de crise des générations. Nous avons affaire à une «délinquance d’exclusion». Les renseignements généraux parlent de «délinquance collective». Un peu plus tôt, dans les années 80, le sociologue François Dubet a parlé de «galériens», et nous avons récemment tenté de décrire une «culture de rue» en voie de constitution dans le film Autopsie d’une émeute.

Cette délinquance d’«exclusion» se cristallise aujourd’hui au carrefour d’une double crise d’intégration. Tout d’abord, il est évident que les intégrateurs sociaux de la société industrielle se sont cassés. On mentionne classiquement le recul du marché du travail. Mais avec l’effondrement de l’emploi industriel, ce qui s’est évanoui, c’est bien davantage que l’emploi. C’est aussi un système d’intégration sociale complexe: les associations, les modes de vie ouvriers, les solidarités de classe, les grands espoirs de libération, les illusions d’émancipation populaire » Certes, il n’est pas question de fantasmer une Belle Epoque de l’intégration sociale, où tout aurait été idyllique. Il n’en demeure pas moins qu’un système de régulation national et local s’est dilué, ce qui est parfois exprimé comme «crise du lien social» par Robert Castel. Corrélativement, les institutions nées de la période industrielle sont entrées en crise. Fondées sur une démarche de progrès, elles n’ont plus pu jouer, dans un cadre libéral, le rôle qui était le leur dans une régulation fordiste et keynésienne. L’effet global en a été la constitution d’une société «en montgolfière», pour reprendre une expression de René Lenoir (1), et la formation d’un épais matelas de cadres et de cadres moyens.

La famille démissionnée. Un autre intégrateur social a perdu de son efficacité: la famille bourgeoise tout comme la famille ouvrière ont connu de profondes transformations dans les années 60. Pour les jeunes issus de l’immigration, plusieurs niveaux de ressentiment s’enchâssent. Dès leur naissance, ils héritent des blessures de leurs parents: «Les pères, ils te tapent dessus quand ils sont à la maison; mais au travail, on leur crache dessus, on rigole d’eux. C’est des pauvres chiens » Un jour, j’ai été avec mon père sur son chantier. Mon père, il s’appelle Mounir. Son chef, il l’appelle Mohamed. Après, je lui demande: « Pourquoi il t’appelle Mohamed? Il répond: « Le contremaître, c’est comme ça qu’il appelle tous les Arabes. Et lui, il ne disait rien. Mon père, ils lui ont tout pris. Il est venu en France, il avait la force, il avait la jeunesse, il voyait bien; il avait des cheveux noirs. Maintenant il est faible, il est vieux, il ne voit plus rien et il n’a plus de cheveux.» Ainsi la famille n’est plus le creuset de la socialité, dominée par la figure emblématique du père tout-puissant. Les mécanismes d’intégration s’en sont trouvés affaiblis. Qui plus est, les problèmes de transmission sont aggravés dans le cas de transplantations culturelles comme celles vécues par les migrants les plus récemment arrivés, tels les Maghrébins des année 60, ou les Africains des années 80.

Pour les jeunes, ce qui s’est produit est un nouveau mode d’intégration: l’intégration par le territoire. Au défaut d’intégration répond une intégration par défaut (2). Ce qui est vécu comme vecteur essentiel de socialisation, ce n’est pas le milieu social, mais le quartier, avec les populations jeunes qui l’occupent en permanence. En d’autres termes, pour reprendre des catégories sociologiques classiques, dans la succession des instances de socialisation, la famille perd peu à peu de son emprise, l’école voit sa légitimité mise en cause, et le groupe des pairs gagne en importance. Le monde des institutions s’estompe au profit de l’univers de la rue. C’est ce qu’on pourrait appeler le processus Sa Majesté des Mouches, du nom du roman de William Golding.

Comment se déploie ce processus? Le fait d’être isolé sur un territoire produit tout d’abord un enfermement ambigu. De fait, les quartiers fonctionnent comme des réseaux, qui font que chacun se trouve repéré dans un système complexe et subtilement hiérarchisé qui inclut à la fois la famille proche et élargie, les voisins, les amis, les ennemis et les vagues connaissances. A certains égards, toute cité est un village, avec ses ragots, ses complicités et ses rivalités. Chez les jeunes, se déploie même une sorte de «patriotisme de cité». Le quartier est porté comme une croix, mais on y est attaché comme à un refuge. Cet attachement équivoque explique les affrontements entre bandes, tout comme le rapport méfiant, voire vaguement hostile, à l’«étranger»; qu’il soit policier, conducteur d’autobus, enseignant, journaliste ou maire » Contre-culture. La délinquance se codifie en comportements normés selon une sorte de «contre-culture», qui n’a guère de composante idéologique élaborée. Toujours est-il que ces éléments concourent à faire naître des phénomènes collectifs, comme les émeutes contre la police, les agressions contre des institutions locales ­écoles, transports, équipements publics, etc.­, les cas de racket, les affrontements entre bandes » La solution à cette déchirure réside dans la multiplication des outils de régulation et de démocratie locale .

(1) Auteur d’un des premiers rapports sur la nouvelle pauvreté, à la fin des années 70.

(2) Rendons cette formule à son auteur: elle est due au procureur adjoint de Pontoise, Denis Moreau.

Christian BACHMANN , Nicole LE GUENNEC