Les classes moyennes (article Sciences Humaines)

 

On en parle tout le temps, mais sait-on vraiment qui fait partie des classes moyennes ? Ce groupe social aux frontières floues a su jouer un rôle central dans la dynamique sociale. Les difficultés qu’elles semblent connaître aujourd’hui vont-elles retentir sur l’ensemble de la société ?

Quand sont-elles nées ?

C’est au tournant du XIXe siècle que l’expression « classe moyenne » commence à prendre son sens usuel. Avec la fin des sociétés d’ordre et le développement progressif de l’économie industrielle apparaissent des groupes sociaux qui n’appartiennent ni à la bourgeoisie ni au prolétariat. En Angleterre, la middle class, au singulier, désigne la nouvelle bourgeoisie industrielle et économique, en lutte avec la noblesse (nobility) et la haute société (gentry). En France, le pluriel « classes moyennes », proche de ce que Karl Marx qualifie de petite bourgeoisie, va désigner dans le discours politique ces nouvelles couches qui, dotées d’un minimum de capital, échappent à la vie au jour le jour qui est le lot du prolétaire, sans pour autant pouvoir se permettre l’oisiveté du bourgeois. Petits propriétaires terriens, petits commerçants, petits industriels, artisans et employés : toutes ces catégories ont en commun d’avoir dû construire leur position au lieu d’en hériter, en s’appuyant davantage sur leur éducation que sur leur modeste patrimoine. Les classes moyennes partagent aussi une ambition d’ascension sociale, qui peut s’appuyer sur les transformations en cours : diffusion de l’instruction, mise en place de filières méritocratiques, liberté de la presse, développement de la fonction publique territoriale et, au sein de l’armée, démocratisation du corps des sous-officiers et des officiers (1).
Vers 1930, une bascule s’opère : les classes moyennes indépendantes (paysans, commerçants, artisans…) déclinent au profit des classes moyennes salariées. Cadres, instituteurs, infirmières, travailleurs sociaux, ingénieurs… profitent du développement progressif de vastes bureaucraties, de la grande industrie et du secteur public, en particulier pendant les trente glorieuses. C’est l’époque où, aux États-Unis, le sociologue Charles Wright Mills, décrit le nouveau monde des « cols blancs » : « Bureaucrate salarié avec ses dossiers et sa règle à calcul, chefs de rayon, contremaîtres, policiers titulaires d’une licence en droit (…) qui peuplent un univers nouveau de gestion et de manipulation (2) » qui sont les figures de proue de la nouvelle société capitaliste américaine.
En France, ces « nouvelles classes moyennes salariées » (selon l’expression d’Alain Touraine en 1968) représentent 7 % de la population active avant la Première Guerre mondiale, 13 % au début des années 1930, 19,5 % en 1954 et 37 % en 1975.

(1) Christophe Charle, « Les “classes moyennes” en France. Discours pluriel et histoire singulière (1870-2000) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. L, n° 4, oct.-déc. 2003.
(2) Charles Wright Mills, Les Cols blancs. Essai sur la classe moyenne américaine, 1951, Maspero, 1966.

Qui en fait partie ?

Précisons-le d’emblée : il n’existe pas de définition objective et consensuelle des classes moyennes, qui sont avant tout une expression fourre-tout. On peut néanmoins proposer plusieurs découpages selon différents critères qui ont chacun leur pertinence : le revenu, la profession et le sentiment d’appartenance.
• Partir des revenus implique, en toute logique, que font des parties des classes moyennes ceux qui sont proches du revenu… médian. En France, le salaire médian des salariés à temps complet du secteur privé était de 1 484 e nets en 2005 (1 990 pour les titulaires de la fonction publique d’État). L’Observatoire des inégalités propose ainsi de considérer comme classes moyennes les 40 % de salariés du milieu de la répartition (au-dessus des 30 % les moins bien payés et au-dessous des 30 % les mieux payés), soit ceux qui touchent un salaire net compris entre 1 200 et 1 900 e. Le sociologue Louis Chauvel propose, lui, un découpage plus large pesant 60 % salariés, au sein duquel il distingue classe moyenne inférieure, intermédiaire et supérieure, avec des salaires étalés entre 1 143 et 3 429 e (tableau p. 23). On peut aussi se fonder sur le critère de l’origine des revenus : seraient alors exclus des classes moyennes ceux dont les revenus proviennent à plus de 40 % des prestations sociales (les 10 % de Français les plus pauvres) et ceux dont les revenus proviennent essentiellement de leur patrimoine (les 10 % de Français les plus riches). Autre critère possible en haut de l’échelle sociale : exclure ceux qui peuvent acheter le travail des autres, sous forme de service à domicile par exemple (nounous, femmes de ménage…).
• L’approche par la profession se fonde sur les catégories socioprofessionnelles élaborées par l’Insee, qui classent l’ensemble des professions existantes. Font alors partie des classes moyennes, de plein droit en quelque sorte, les bien nommées professions intermédiaires : instituteurs et infirmières, secrétaires de direction et interprètes, techniciens, agents de maîtrise… Au-delà sont pris en compte une partie des employés et des cadres supérieurs (tableau). Là encore, des critères supplémentaires permettent de trancher les cas litigieux : secteur d’activité, type de contrat, niveau de qualification.
• Si l’on part du sentiment d’appartenance, alors font partie de la classe moyenne… ceux qui pensent qu’ils en font partie. Une enquête de 2002 (1) met en évidence des lignes de partage, mais aussi le flou de cette catégorie. Parmi les personnes ayant le sentiment d’appartenir à une classe sociale (55 % des personnes interrogées), les professions intermédiaires sont celles qui, assez logiquement, se rattachent le plus à la classe moyenne (59 %), en particulier les instituteurs (62 %) et, plus étonnant, les contremaîtres et agents de maîtrise (63 %). Les employés viennent ensuite avec 42 %, mais avec d’importantes variations entre les employés des administrations et des entreprises (48 %) et les personnels de service aux particuliers (33 %), qui se sentent plus proches des classes populaires (36 %). 29 % des ouvriers ayant le sentiment d’appartenir à une classe sociale se rangent parmi les classes moyennes (53 % parmi les classes populaires). Cadres et professions libérales sont partagés : 39 % se rattachent aux classes moyennes, 36 % à une catégorie bourgeoisie/cadres/classes dirigeantes. De fait, c’est sans doute au sein de ces groupes que les frontières des classes moyennes sont les plus discutées.

NOTES

(1) Claude Dargent, « Les classes moyennes ont-elles une conscience ? »,Informations sociales, n° 106, 2003.

Conservatrices ou avant-gardistes ?

Les classes moyennes sont-elles, de par leur position intermédiaire dans la structure sociale, vouées à singer les valeurs et manières de faire de la classe dominante ? C’est ce que laissait entendre Pierre Bourdieu dans La Distinction (1). Pour le sociologue, l’individu petit-bourgeois, hanté qu’il est par la perspective de son ascension (à la bourgeoisie), affiche des opinions et goûts conformistes. En matière culturelle, il porte ses choix sur des « formes mineures des pratiques et des biens culturels légitimes » : cinéma et jazz, photographie, monuments et châteaux en lieu et place des musées… Et il a la morale de sa trajectoire : il défend l’effort individuel, la discipline, la rigueur. Et si certaines fractions de la petite bourgeoisie « nouvelle » (journalistes, représentants de commerce, animateurs culturels, puéricultrices…) défendent une morale hédoniste (souci de soi, esthétisation de la vie, sexualité épanouie), le sociologue n’y voit là que l’écho, dans les classes moyennes, de la lutte que la nouvelle bourgeoisie (cadres du secteur privé, professions libérales) livre à la bourgeoisie ancienne (patrons d’affaires).
Le sociologue Étienne Schweisguth a critiqué cette vision, car selon lui le petit-bourgeois n’est pas aussi conformiste que le dit P. Bourdieu : il peut être critique des rapports de pouvoir, prompt à faire grève, et reconnaît l’importance des facteurs sociaux dans la réussite scolaire ou professionnelle. Pour Paul Bouffartigue, les classes moyennes ne se contentent pas d’imiter la bourgeoisie. Leur rôle a été moteur « dans le développement, au cours des années 1970, de nouveaux mouvements sociaux extraprofessionnels (autour d’enjeux urbains et locaux, de la qualité de la vie, de l’écologie, de la condition féminine, etc.) (2) », ainsi que dans le développement de la vie associative et la montée de la gauche socialiste. On note de ce point de vue que les classes moyennes restent la clientèle la plus fidèle de la gauche qui, si elle a assez largement perdu les ouvriers, a fait en 2002 ses meilleurs scores dans les professions intermédiaires. Les classes moyennes, et spécialement leur pôle intellectuel (professeurs, journalistes) et public (fonctionnaires, travailleurs sociaux), semblent également occuper un poids prépondérant au sein des mouvements contestataires, en particulier le mouvement altermondialiste.

NOTES

(1) Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979, Minuit, 1996.
(2) Paul Bouffartigue, « Le brouillage des classes », in Jean-Pierre Durand et François-Xavier Merrien (dir.), Sortie de siècle. La France en mutation, Vigot, 1991.

Y a-t-il eu moyennisation de la société ?

En 1988, le sociologue Henri Mendras publie La Seconde Révolution française (1). Analysant les transformations de la société française entre 1965 et 1984, il met en évidence une transformation de la structure sociale. Avec la disparition de la société paysanne traditionnelle, l’« embourgeoisement » des ouvriers, qui représentent une part décroissante de la population active, et le gonflement d’une vaste classe moyenne, on ne peut plus selon lui représenter la société sous la forme classique d’une pyramide. D’autant que les inégalités de salaire tendent à se résorber, que l’emploi féminin progresse, que de nouveaux métiers apparaissent, que les situations familiales se diversifient… Autant de facteurs qui favorisent un certain « émiettement des classes ». Il propose un schéma en forme de toupie (ci-contre) dans lequel, hormis une petite élite (3 % de la population) et une frange d’« exclus » (7 %), la société française se regrouperait au sein d’un vaste centre. À côté d’une vaste « constellation populaire » rassemblant 50 % de la population, H. Mendras dessine une « constellation centrale » (25 %) en forte expansion, notamment les cadres. Caractérisée par une mobilité sociale intense, cette constellation serait un lieu d’innovations sociales qui se diffuseraient à l’ensemble d’une société aux frontières entre groupes moins rigides. Le sociologue prend l’exemple fameux du barbecue, forme conviviale et décontractée de repas entre amis, lancé par la constellation centrale et adopté par tous, même si les modalités de cette pratique varient.
Séduisante, cette perspective a néanmoins été remise en cause car les tendances sur lesquelles elles s’appuyaient se sont essoufflées. S’il existait bien une dynamique de réduction des écarts de salaire durant les trente glorieuses, on constate depuis 1975 une stagnation en la matière, tandis que l’on réévalue l’importance des revenus, très inégalitaires, du patrimoine. Des biens de consommation comme l’ordinateur restent difficilement accessibles aux plus modestes, et l’on note des profils de consommation culturelle nettement différenciés entre groupes sociaux. Théâtre, lecture et visites de musée restent l’apanage des cadres et professions intellectuelles supérieures. Enfin, l’univers du travail continue d’opposer le travail des cadres (autonomie, valorisation des compétences) et celui des ouvriers et employés (dépendance et soumission). n

(1) Henri Mendras, La Seconde Révolution française, 1988, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994.

Sont-elles en crise ?

Dans un essai qui a fait grand bruit, Les Classes moyennes à la dérive (1), le sociologue Louis Chauvel a souligné le risque de déclassement qui frappe aujourd’hui les enfants des classes moyennes (entretien p. 22). Il souligne en effet que la génération du baby-boom a profité d’une conjoncture économique exceptionnelle. Plein emploi, nombreux recrutements au sein d’une fonction publique croissante, augmentation de salaires de 4 % par an, système de protection sociale généreux… Tout cela a permis à de nombreux individus d’accéder à des positions de classe moyenne en rentabilisant au maximum leurs diplômes, d’effectuer de très bonnes carrières et de profiter bientôt de retraites à taux plein. Mais leurs enfants connaissent un retournement de conjoncture. Alors que le chômage se maintient à un haut niveau, le nombre de diplômés du supérieur ne cesse de croître alors que les effectifs de la fonction publique stagnent depuis vingt ans, sans que le privé ait pris le relais. D’où par exemple la multiplication des « intellos précaires », ou encore les manifestations contre le CPE, qui traduisent le décalage entre les espoirs légitimes de la jeunesse des classes moyennes et la réalité qu’ils auront du mal ne serait-ce qu’à faire aussi bien que leurs parents.
Une thèse dont le pessimisme a été discuté. Le sociologue Serge Bosc rappelle ainsi que la catégorie « professions intermédiaires » est toujours en expansion, passant de 18,6 % des emplois en 1982 à 23,1 % en 2003, soit près de 1,5 million d’individus en plus (2). Plusieurs spécialistes de l’éducation soulignent par ailleurs que, grâce à leurs parcours scolaires, les enfants des classes moyennes gardent des chances importantes d’ascension sociale. Denis Clerc critique, lui, le manichéisme de l’opposition entre une génération dorée et une génération sacrifiée (3). Il souligne que le ralentissement économique a touché toutes les classes d’âge, pas seulement les jeunes. Parmi les baby-boomers, certains connaissent à 50 ans la stagnation du salaire ou le chômage, et ne pourront bénéficier de leur retraite à taux plein. D’autre part, selon D. Clerc, si les jeunes connaissent effectivement des difficultés d’insertion plus grandes sur le marché du travail, rien n’indique que leur avenir soit dès lors joué. Ils peuvent bénéficier ultérieurement d’une conjoncture plus favorable pour finalement faire mieux que leurs parents.

NOTES

(1) Louis Chauvel, Les Classes moyennes à la dérive, Seuil, 2006.
(2) Serge Bosc, « Les équivoques d’un discours globalisant », in Serge Bosc (coord.), « Les classes moyennes », Problèmes politiques et sociaux, n° 938-939, La Documentation française, juillet-août 2007.
(3) Denis Clerc, « Les généralisations abusives de Louis Chauvel », L’Économie politique, n° 33, janvier 2007.

La classe moyenne selon Jaurès

« La classe moyenne se compose de tous ceux qui, ayant un certain capital, vivent beaucoup moins de ce capital que de l’activité qu’ils y appliquent. Ce sont les petits entrepreneurs, les petits commerçants, les petits industriels, les boutiquiers qui ont pris racine, qui ont une certaine clientèle (…). La classe moyenne comprend encore tous les propriétaires cultivateurs, qui ont un domaine suffisant pour y vivre,eux et leur famille (…). J’y rangerai également ces propriétaires moyens, qui ne travaillent pas précisément de leurs mains, mais qui, par la modestie de leur vie, nourrie surtout du potager, du verger et de la basse-cour, par l’activité quotidienne et minutieuse de leur surveillance sont en quelque sorte tout près de la terre. Enfin la classe moyenne comprend tous les employés assez appointés pour pouvoir faire quelque épargne et attendre sans trouble une place nouvelle, tous les membres des professions libérales et des administrations publiques assimilées à ces professions. Tous ces hommes ne sont pas nécessairement, comme le petit entrepreneur, en possession d’un capital actuel ; leur capital a été bien souvent absorbé par les frais d’éducation, mais cette éducation même le représente. À l’inverse du prolétariat, la classe moyenne est caractérisée, au point de vue économique, par une sécurité relative de la vie et par une assez large indépendance. »

La société en toupie

Plutôt qu’à l’image classique de la pyramide, Henri Mendras proposait de se référer, pour représenter la société française, à l’image de la toupie. Selon lui, elle rendrait mieux compte, d’une part, de la place centrale qu’ont conquise les classes moyennes entre 1965 et 1984, avec notamment l’explosion des cadres et, d’autre part, du rôle moteur qu’elles jouent en matière de styles de vie. Le « ventre » de la toupie symbolise aussi l’effacement des barrières de classes dans une société à forte mobilité sociale : il y a toujours un haut et un bas, mais d’une certaine manière tout le monde est un peu « moyen » – donc plus personne ne l’est…

Louis Chauvel, professeur à l’IEP-Paris, chercheur à l’OFCE et à l’OSC.

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