Loi des rendements décroissants et croissance endogène

Les vraies lois de l’économie (15) : la loi des rendements croissants

 

Depuis quinze ans, les nouvelles théories de la croissance se mettent à croire aux rendements croissants. Et réhabilitent le rôle des dépenses publiques et de la volonté politique dans la construction du développement économique.

 

Nos deux précédentes vraies lois1 ont tourné autour d’une question centrale, sans la traiter explicitement : les activités humaines peuvent-elles indéfiniment engendrer pour chaque individu toujours plus de richesses qu’elles n’en consomment ? Le  » rendement « , ou produit net par tête, peut-il croître continuellement ? Pour un observateur néophyte de l’économie, la réponse à cette question est triviale : depuis plus de deux siècles, dans les pays industrialisés, la production par habitant n’a cessé de croître, excepté au cours de brèves périodes de récession. Aussi, la question de savoir si les rendements sont croissants ne se pose pas ; il nous arrive seulement de regretter qu’ils ne le soient pas davantage.

Pourtant, curieusement, la théorie économique dominante a construit son modèle sur une loi des rendements décroissants à court terme, puis une loi des rendements non croissants à long terme. Pendant deux siècles, la théorie orthodoxe a semblé incroyablement plus pessimiste que la réalité et la société. Mais dans un chassé-croisé remarquable, c’est l’inverse qui se produit depuis une quinzaine d’années : au moment où la prise de conscience des risques écologiques majeurs conduit la société à s’interroger sur la soutenabilité de la croissance, les nouvelles théories de la croissance se mettent à croire soudain aux rendements croissants2.

La loi des rendements décroissants

On doit à Anne-Robert-Jacques Turgot – qui fut notamment ministre de Louis XVI – le premier énoncé correct de la loi des rendements décroissants, en 1767. Initialement appliquée à l’agriculture, elle devient, à la fin du XIXe siècle (dans la théorie néoclassique), un principe général d’évolution de la productivité dans toute activité, dont voici l’énoncé : pour un état des techniques donné, si l’on emploie une quantité croissante d’un facteur, tous les autres facteurs étant fixes, la productivité marginale de ce facteur finit nécessairement par décroître. Pour comprendre cette nécessité, il suffit d’imaginer un quelconque atelier de production quelconque dans lequel on recrute un ouvrier supplémentaire chaque jour. Les premiers jours, les ouvriers sont trop peu nombreux pour tirer le meilleur parti des équipements disponibles ; chaque ouvrier supplémentaire augmente alors la productivité davantage que ces prédécesseurs, parce qu’il permet une utilisation plus complète du capital, jusqu’au moment où l’on atteint le rapport techniquement idéal entre le nombre de travailleurs et le capital disponible ; au-delà, les nouveaux ouvriers augmentent encore la production, mais moins que leurs prédécesseurs, parce que le capital par ouvrier diminue et s’écarte du rapport idéal ; la productivité marginale finit donc par décroître, jusqu’à devenir nulle.

Mais le fait que la productivité du travail soit finalement décroissante à une époque et dans une entreprise données, où l’on ne peut modifier ni les techniques ni les équipements employés, n’implique en rien que la productivité générale d’une économie soit toujours décroissante à long terme, quand tout peut changer. Pour éviter toute confusion entre ces deux aspects du problème, on distingue le  » rendement factoriel  » (celui dont parle Turgot), qui est la productivité d’un seul facteur variable quand les autres facteurs sont fixes, et le  » rendement d’échelle  » (productivité d’un facteur quand tous les facteurs varient dans les mêmes proportions). La loi des rendements factoriels décroissants, principe logique en un instant figé de l’histoire, est compatible avec une croissance des rendements d’échelle, au fil de l’histoire.

Les classiques ont le plus souvent pensé que ces derniers étaient décroissants dans l’agriculture, parce que l’expansion entraînait la mise en culture de terres de moins en moins fertiles3. En revanche, nombre d’économistes ont envisagé des rendements d’échelle croissants dans l’industrie. Dès 1613, Antonio Serra montre qu’en présence de coûts fixes, le développement de l’échelle de production entraîne une baisse du coût moyen (équivalant à une hausse du produit net moyen). En 1776, Adam Smith explique que la grande manufacture améliore le rendement, en permettant une meilleure division du travail que dans les unités de production artisanales. Le néoclassique Alfred Marshall (1890) met en évidence les externalités positives liées à la taille d’une industrie : chaque entreprise particulière bénéficie d’un environnement (technologie, main-d’oeuvre, savoir-faire, infrastructures) d’autant plus favorable que l’ensemble de l’industrie se développe ; la firme profite ainsi d’un gain de productivité externe.

Malgré toutes ces bonnes raisons de croire aux rendements croissants, la théorie néoclassique va privilégier une loi des rendements non croissants à long terme : les rendements d’échelle peuvent être temporairement croissants, mais pas définitivement. En effet, dans le cadre d’une technique donnée, les entreprises rationnelles vont toutes développer leur taille jusqu’à l’échelle minimale efficiente qui permet d’organiser la division du travail optimale. Au-delà de cette taille optimale, les économies d’échelle sont épuisées. Pire, les coûts fixes d’installation et de gestion, que l’on peut mieux amortir sur une production croissante, ne sont pas éternellement fixes : une fois passée la taille optimale, ils recommencent à progresser ; on entre alors dans une phase de déséconomies d’échelle et de rendements décroissants.

La magie du progrès technique

Voilà pour une tentative de justification concrète de l’hypothèse néoclassique initiale. Mais elle ne tient pas la route. Des entreprises rationnelles motivées par la maximisation des profits ne resteront pas passives face à l’épuisement des rendements croissants. Si les économies d’échelle ne sont plus possibles dans le cadre d’une technique donnée, elles chercheront à modifier la technique, à substituer du capital au travail, pour abaisser le coût moyen. Elles (et surtout de nouveaux entrepreneurs) inventeront de nouveaux produits, c’est-à-dire de nouvelles industries, où les premiers arrivés jouiront de rentes de monopoles temporaires, et où tous les suivants pourront encore jouir des économies d’échelle engendrées par la taille croissante du marché et des unités de production. Ainsi s’amorce un processus sans fin d’innovation (clairement identifié par Joseph Schumpeter dès 1912), dont l’objet est précisément de toujours repousser les rendements décroissants quand ils finissent par se présenter.

Ce n’est donc pas la réalité qui fonde l’hypothèse des rendements non croissants, mais le seul souci de cohérence de la théorie de l’équilibre général. Cette dernière suppose en effet des entreprises atomistiques en concurrence pure et parfaite : elle ne tolère donc pas des rendements croissants susceptibles de porter l’échelle minimale efficiente des entreprises à un niveau où la taille du marché n’autorise que la présence d’une poignée d’entreprises (oligopole), voire d’une seule (monopole). Elle ne tolère pas davantage un processus d’innovation technique fondé sur la quête des rentes de monopoles. Et puisque l’équilibre général et l’allocation efficace des ressources sont censés être garantis par un système de prix qui transmet aux acteurs toutes les informations utiles, il est incompatible avec des externalités procurant aux firmes des gains qui ne seraient pas reflétés dans les prix, et donc pas intégrés dans leur calcul. En 1951, Arrow et Debreu apporteront la démonstration formelle que l’équilibre général n’est possible que s’il y a concurrence pure et parfaite, pas de coûts fixes, pas d’externalités, pas de rendements croissants. Par conséquent, intégrer réellement le phénomène de croissance des rendements et les raisons qui l’engendrent supposait de rejeter la théorie de l’équilibre général.

Mais comment sauver une théorie qui suppose des rendements non croissants quand deux siècles d’histoire affichent la croissance continuelle de la productivité ? Il suffisait, pour cela, d’imaginer une théorie de la croissance compatible avec la non-croissance de la productivité du travail et du capital ! Ce fut l’oeuvre de Robert Solow en 1956. Dans une fonction de production à deux facteurs (travail et capital), l’hypothèse des rendements constants est compatible avec la croissance continuelle de la production si l’on introduit un troisième facteur : le progrès technique, facteur magique qui a la propriété d’améliorer l’efficacité globale des deux autres. D’où vient ce miracle permanent de l’économie ? Il vient d’ailleurs, il est exogène. Que cette astuce ne constitue qu’une façon de baptiser notre ignorance des sources effectives de la croissance ne dérangeât pas le courant néoclassique, dont le but n’était pas d’expliquer l’évolution réelle des économies de marché, mais de sauvegarder la cohérence logique de l’économie fictive imaginée par la théorie de l’équilibre général.

De la croissance endogène à la croissance durable

C’est précisément la nature magique du progrès qui est remise en question par les théories de la croissance endogène4 développées par Paul Romer (1986), Rober Lucas (1988) et Robert Barro (1990). Elles réhabilitent, en fait, une série d’intuitions et de pistes ouvertes par Adam Smith, Joseph Schumpeter, Alfred Marshall ou, encore, John Maynard Keynes. Leur point commun est d’insister sur le fait que certaines activités (l’éducation, la recherche, le développement des infrastructures) engendrent de fortes externalités positives, à la fois dans leur domaine propre, mais aussi pour l’ensemble de l’économie. Ainsi, l’utilité d’une route est d’autant plus forte qu’elle est associée à d’autres routes, et un système routier adapté aux besoins de communication des entreprises accroît leur productivité. De même, un bon enseignement primaire favorise l’essor d’un enseignement universitaire et d’une recherche fondamentale de qualité qui, à leur tour, stimulent les innovations technologiques et la productivité du travail. Chaque génération s’appuie sur le stock de connaissances, de savoir-faire et d’équipements accumulés par les générations précédentes pour aller plus loin, plus vite et léguer à sa descendance un potentiel encore plus prometteur.

Les nouvelles théories de la croissance mettent ainsi à jour des activités à rendements fortement (et éventuellement indéfiniment) croissants. Leur autre point commun est de réhabiliter le rôle central des dépenses publiques et de la volonté politique dans la construction du développement économique. En effet, on ne peut compter sur la seule initiative privée pour investir dans les externalités dont les bénéfices essentiels sont collectifs, à long terme et parfois très incertains (cas de la recherche fondamentale). Cette difficulté parfaitement analysée depuis les années 20 (par Arthur Cecil Pigou notamment) rend nécessaire l’intervention d’un Etat indifférent aux profits monétaires, mais sensible aux profits politiques, en quête de puissance ou d’électeurs.

Faut-il en déduire que l’humanité est définitivement à l’abri de la fatalité des rendements décroissants et qu’un Etat assurant une éducation, une recherche et des infrastructures de qualité nous garantit une croissance infinie indépendante de la disponibilité des facteurs naturels ? Ce serait là une dangereuse illusion. En effet, la croissance des biens matériels consommant des ressources non reproductibles et les activités polluantes détruisent le patrimoine légué aux générations futures et, à défaut d’une révolution majeure dans les modes de production, compromettent la qualité de vie, voire la survie de nos descendants. Ajoutons qu’une croissance trop inégale compromet la cohésion sociale et la paix civile, dans un monde où des minorités en rébellion contre la société ont de plus en plus accès à des instruments de destruction massive et de terreur.

Or, la logique de croissance infinie5 et la concurrence exacerbée par le libre-échange et la dérégulation favorisent précisément des modalités de croissance inégale et destructrice. Ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, et redoutable, est qu’au moment même où la théorie réhabilite le politique – comme garant d’une vision à long terme guidant les marchés myopes en matière de bien commun -, le politique semble parfois ne plus croire en lui-même, muer lui aussi en marché myope qui suit les idées à la mode dans les journaux du jour (baisse des impôts, individualisme, déréglementation, privatisation), fashion victim plutôt que fashion maker. Plus que jamais, si la demande politique des citoyens parvient à inverser cette funeste tendance, c’est dans le politique que résident aujourd’hui les rendements durablement croissants.

  • 1. Voir Alternatives Economiques n°197 et 198.
  • 2. Voir  » La croissance endogène a la cote « , Alternatives Economiques n°198, décembre 2001, et Les théories de la croissance, par Jean Arrous, coll. Points-économie, éd. du Seuil, 1998.
  • 3. Dans notre loi numéro 13 (Alternatives Economiques n°197, novembre 2001), nous avons montré comment cette hypothèse conduisait à prédire la convergence inévitable vers un état stationnaire de croissance zéro.
  • 4. Voir  » La croissance endogène a la cote « , op. cit.
  • 5. Voir Les impasses de la modernité, par Christian Coméliau, éd. du Seuil, 2000.

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