Les multiples conceptions de la justice sociale

Igor Martinache 01/06/2014 Alternatives Economiques n°336

 

Si la justice sociale apparaît comme un objectif politique largement partagé dans les programmes et les discours, elle demeure bien délicate à définir. Nombreux sont les chercheurs qui se sont efforcés d’en préciser le sens, mais ils en proposent des conceptionsdifférentes, qui s’affrontent. Tour d’horizon.

1. L’égalité, mais de quoi ?

Pour Alexis de Tocqueville, auteur notamment de De la démocratie en Amérique (1835-1840), la démocratie ne désigne pas seulement un régime politique mais, plus profondément, un état de la société dans lequel ses membres se considèrent d’égale condition. Il s’agit d’un idéal dont la réalisation passe par un objectif de justice sociale. Or, cet idéal est lui-même travaillé par plusieurs tensions. On distingue aujourd’hui en général trois formes de justice sociale dans les sociétés démocratiques contemporaines selon le type d’égalité qu’elles cherchent à instaurer.

La justice dite « commutative » ou universaliste vise l’égalité des droits. Il s’agit de veiller à ce que les règles soient les mêmes pour tous, et donc à exclure toute forme de privilèges propres aux sociétés d’ordres ou de castes. C’est elle que proclame la Déclaration universelle des droits de l’homme du 26 août 1789 et la seule que reconnaissent les libertariens* les plus ardents, comme l’économiste Friedrich Hayek ou le philosophe Robert Nozick. Si le premier considère la justice sociale comme un « vocable vide de sens« , il tient malgré tout le marché comme la seule instance impartiale capable de garantir que chacun est récompensé suivant ses mérites. Dans cette perspective, les inégalités peuvent être justes si elles découlent de procédures qui le sont, et elles sont même inévitables. Chercher à les contrôler conduirait à ses yeux sur la « route de la servitude » d’un totalitarisme socialiste.

 

Un système fiscal faiblement progressif ou franchement régressif ?

 

 
 
 

Déjà promue par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, la justice distributive, ou différentialiste, met, elle, l’accent sur l’égalité des chances, ce qui n’exclut pas des inégalités de traitement, au moins temporaires, pour corriger des handicaps individuels ou collectifs. Tel est le socle par exemple des politiques dites de « discrimination positive » mises en oeuvre en Inde, aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud pour corriger les effets toujours sensibles d’oppressions du passé. Là aussi, la justice réside d’abord dans les procédures et s’inscrit dans une vision compétitive de la société s’accommodant de fortes inégalités de situations.

Seule la justice correctrice met en avant l’égalité des positions atteintes et non initiales. Plusieurs sociologues s’en sont récemment faits les avocats face à la promotion du slogan de l’égalité des chances1. Ils pointent ainsi la confusion entourant la définition du mérite, entre talents « naturels » et efforts personnels, et l’impossibilité de l’isoler d’autres facteurs de réussite arbitraires (héritages économiques ou culturels, environnement institutionnel, chance, etc.). Plus encore, ils avancent qu’une méritocratie** n’est pas seulement impossible mais qu’elle est aussi indésirable. Elle impose en effet à tous une certaine conception de la réussite à l’exclusion d’autres et favorise les « maladies de l’excellence » (stress, burn-out ou dépression). Concédant au mérite un rôle d’aiguillon, Marie Duru-Bellat plaide néanmoins pour que l’on reconnaisse ses multiples dimensions et le fait que « le mérite n’est rien d’autre que ce que la société choisit de rémunérer pour orienter les actions de ses membres« .

2. La justice comme équité

Faut-il dès lors prendre acte de la pluralité des conceptions de la justice et abandonner l’idée de poser certains principes de portée universelle ? Non, selon John Rawls, qui a développé à partir de la fin des années 1950 une théorie de la « justice comme équité ». Il entend en particulier dépasser les approches utilitaristes*** élaborées par des auteurs divers comme Jeremy Bentham, James Mill ou Henry Sidgwick, qui considèrent qu’une société juste est celle dont les institutions optimisent la somme des satisfactions individuelles, quitte à sacrifier les libertés de quelques-uns.

Dans la lignée d’Emmanuel Kant et de Jean-Jacques Rousseau, Rawls défend au contraire une approche contractualiste**** de la société, où l’équité désigne la reconnaissance mutuelle nécessaire entre des membres rationnels. Pour déterminer les principes acceptables par tous, il propose de partir d’une situation fictive, la « position originelle », où chacun serait placé derrière un voile d’ignorance, l’empêchant de connaître non seulement sa place dans la société mais également ses capacités naturelles, son caractère psychologique et sa propre conception du bien ou son projet de vie.

Dans une telle situation, chacun privilégierait nécessairement deux principes à tout autre, utilitariste ou libéral notamment : le « principe de liberté » suivant lequel « chaque personnedoit avoir undroit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres«  et un « principe de différence » qui pose que « les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et des fonctions ouvertes à tous« .

Ces principes sont eux-mêmes organisés suivant un ordre de priorité absolue où le critère suivant n’est examiné que si le précédent est satisfait. Le respect des libertés de base vient ainsi avant l’égalité des chances, laquelle est elle-même devant le fait que toute inégalité de position ne peut se justifier que si elle profite à tous, et en particulier aux plus défavorisés – critère que les économistes qualifient de « maximin », une notion que Rawls conteste, mais qu’il utilise malgré tout. Le concept de justice ainsi défini, s’appliquant à la structure de base de la société, constitue le socle indispensable de toute démocratie – que Rawls prend aussi soin de distinguer de la méritocratie -, sans empêcher le déploiement ensuite en leur sein de conceptions particulières de la justice ou du bien.

 
Répartition du revenu global en France par tranche de niveaux de vie en 2011, en %
 

 

 
 
 

Au début des années 1980, le juriste Ronald Dworkin va développer dans une série d’articles une approche de l’union sociale quelque peu distincte de celle de Rawls. La justice y réside dans le fait de réduire au maximum l’arbitraire, entendu comme tout ce qui ne relève pas de choix individuels. Pour en esquisser les institutions, il imagine à son tour deux dispositifs théoriques. Le premier est une vente aux enchères fictive, où seraient proposées toutes les ressources désirables de l’existence et où chaque participant disposerait du même pouvoir d’achat. A la fin, chacun doit préférer son propre panier à ceux de tous les autres, ce que l’auteur qualifie de « test de l’envie ». Pour résoudre ensuite le problème de l’inégale répartition des handicaps naturels, Dworkin propose un système d’assurances fictif. Placé derrière un voile d’ignorance, chacun exprimerait le montant de la prime qu’il serait prêt à verser s’il s’avérait affecté d’un tel désavantage, ce qui permet de déduire le montant des primes à verser. Dans cette conception compensatrice de la justice, les inégalités résultantes seraient toutes justes, dans la mesure où elles ne résulteraient que d’arbitrages individuels, entre travail et loisirs, ou de prise de risque, par exemple, et non des circonstances.

3. Une égale capacité à choisir notre destin

La théorie de Rawls a depuis 1971 connu de nombreux prolongements, discussions et appropriations politiques contrastées2, rappelant que les idées n’ont pas un sens et une force intrinsèques. On tend ainsi à exagérer l’opposition entre John Rawls et Amartya Sen. S’il critique son insuffisante attention aux comportements concrets, Sen amende bien plus qu’il ne réfute la théorie de Rawls. Envisagée comme un idéal vers lequel tendre, la justice réside d’abord dans la résorption des « injustices intolérables », comme l’esclavage, et dans l’égalisation des « capabilités », c’est-à-dire l’accès à un ensemble d’états et d’aptitudes (santé, éducation, logements…) qui lui permettent de réaliser son projet de vie. Il s’agit ainsi d’aller au-delà des libertés formelles pour se préoccuper des libertés réelles.

 
Evolution du coefficient de Gini
 

 

 
 
 

Bien que Rawls ou Sen se disent attentifs à la pluralité des valeurs, les auteurs regroupés sous l’étiquette de « communautariens » comme Michael Sandel, Charles Taylor ou Alasdair MacIntyre dénoncent l’individualisme sous-jacent à ces théories libérales. Ils font valoir que nous sommes chacun déjà inscrits dans des groupes culturels différents au sein d’une même nation qui nous transmettent un certain nombre de valeurs et de fins auxquelles il s’agit de reconnaître une égale valeur, sous certaines conditions.

 

Zoom Le défi d’une justice globale

La plupart des réflexions sur la justice sociale s’inscrivent plus ou moins implicitement dans le cadre la communauté nationale. Or, la mondialisation économique et culturelle comme la montée des enjeux écologiques incitent aujourd’hui à élargir la focale au niveau planétaire.

Dans un récent ouvrage1, Marie Duru-Bellat relaie ainsi les travaux de Branko Milanovic qui pointent que les inégalités de revenus sont plus fortes à ce niveau qu’à l’intérieur des Etats. En considérant le monde comme un seul pays, l’indice ou coefficient de Gini* y est de 0,7, soit plus que celui des pays les plus inégalitaires, Brésil et Afrique du Sud (0,6). Plus encore, il montre que pas moins de 60 % de notre revenu dépend du pays où l’on naît, auxquels s’ajoutent 20 % tenant à l’origine sociale, soit une « prime à la naissance » qui relativise fortement la croyance au mérite.

S’interroger sur la justice revient à se demander qui et quoi comparer, explique alors la sociologue. La mise en oeuvre d’une justice globale est cependant loin de faire consensus. Deux courants s’opposent : d’un côté, les « étatistes », pour lesquels le cadre national demeure l’échelle pertinente de la solidarité, et les « cosmopolitistes », comme Amartya Sen ou Thomas Pogge, qui considèrent que les principes de justice devant organiser la distribution des libertés et des biens primordiaux doivent s’appliquer au niveau global. Prenant aussi acte des diverses externalités des inégalités révélées par plusieurs travaux, Marie Duru-Bellat appelle à prendre au sérieux la question de la décroissance, qui n’est autre que celle de la finitude des ressources. Reste, enfin, la question cruciale des espaces de délibération collective où puissent s’élaborer des règles concrétisant ces principes. Au-delà des actuelles instances internationales laissant les Etats parler au nom de leurs citoyens, et sans attendre la constitution d’un hypothétique Etat mondial.

  • 1. Pour une planète équitable. L’urgence d’une justice globale, La République des idées-Le Seuil, 2014.
 

 

Dans Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, publié en 1983, Michael Walzer défend une approche qu’il qualifie de l’« égalité complexe ». Les biens sociaux à répartir sont pour lui investis de significations et de modes de fonctionnement différents qui renvoient à des sphères d’activité distinctes qui doivent être autonomes les unes des autres, comme le marché, la politique ou la religion. Pour Walzer, une distribution inégale peut être légitime dans certaines sphères, et l’injustice réside essentiellement dans la prétention à convertir la valeur d’un bien d’une sphère à l’autre, par exemple son patrimoine économique en influence politique. Ce faisant, il n’existe pas de critère unique pour classer les membres de la société, ce qui tend aussi à pacifier leurs relations.

Les différentes approches communautariennes ont à leur tour été attaquées, notamment par certains tenants du marxisme, pour avoir déplacé l’enjeu de la justice sociale du terrain économique vers le culturel. En accompagnant les revendications à une égale reconnaissance des identités collectives, nationalistes, « ethniques » ou sexuelles, elles auraient éclipsé les luttes contre l’exploitation et pour une redistribution***** plus juste des ressources matérielles.

Pour Nancy Fraser, l’opposition entre politiques de reconnaissance et politiques de redistribution est cependant un leurre, le véritable clivage passe en réalité entre politiques correctrices, qui ne s’attaquent qu’aux symptômes, et politiques de transformation, qui visent à modifier la structure sociale. Ainsi, il ne s’agit pas simplement, comme le préconisent les tenants du multiculturalisme, de reconnaître une égale dignité à toutes les identités, mais au contraire de les déconstruire pour éviter leur essentialisation en attribuant un statut égal à leurs membres. La justice sociale réside d’abord, pour elle, dans la possibilité de chaque membre de la société de participer à parts égales aux interactions qui la constituent, et en particulier aux délibérations par lesquelles se détermine le bien commun. On retrouve ce faisant l’accent que Rawls mettait sur les libertés politiques et le « pluralisme raisonné » promu par Sen, pour qui l’approfondissement de la justice sociale est inséparable de celui de la démocratie.

  • 1. Voir entre autres Le mérite contre la justice, par Marie Duru-Bellat, coll. Nouveaux débats, Les Presses de Sciences-Po, 2009 et Les places et les chances. Repenser la justice sociale, par François Dubet, La République des idées-Le Seuil, 2010.
  • 2. Voir « Le « professeur Rawls » et le « Nobel des pauvres » », par Mathieu Hauchecorne, Actes de la recherche en sciences sociales nos 176-177, 2009, pp. 94-113.

* Libertariens

Penseurs qui ont en commun d’ériger la liberté individuelle en valeur politique suprême et qui s’opposent notamment à l’existence de l’Etat.

** Méritocratie

Société littéralement gouvernée par le mérite. Autrement dit dans laquelle toutes les places et les biens seraient répartis en fonction du seul mérite de ses membres.

*** Utilitarisme

Doctrine philosophico-économique qui se préoccupe avant tout des conséquences des actions sur le bien-être des agents.

**** Contractualisme

Doctrine philosophique qui envisage la société comme un contrat passé entre les différents individus qui la composent.

***** Redistribution

Dispositifs de prélèvements et de prestations qui modifient la répartition primaire des revenus. On distingue la redistribution verticale, qui atténue les inégalités de richesse, et la redistribution horizontale, qui s’exerce de catégories épargnées par un risque vers celles qui le subissent (bien portants vers malades, actifs vers retraités, etc.).

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