L’argent du bonheur

Comme tous les jeudis, les autres parents et moi attendions nos enfants, en retard à cause de leur professeur, M.Mathieu. Nous en avions pris l’habitude  et étions compréhensifs : ce pauvre M.Mathieu, bientôt à la retraite, avait perdu sa rapidité d’autrefois. Les enfants ne sortaient jamais à l’heure et cela nous laissait du temps pour nous retrouver et discuter de choses et d’autres, sur le perron du collège, en les attendant. Nous avions même surnommé notre groupe de parents « les Patients du jeudi »

Ce jour-là, Patricia, la mère de Théo, démarra la discussion en évoquant un fait qu’elle venait d’entendre à la radio : le grand gagnant de l’Euromillion :
– Si seulement je gagnais moi aussi ! J’irais m’installer à Hawaï, je ferais le tour du monde, je ne travaillerais plus et je prendrais du bon temps en famille. »
Puis, Anna, la mère d’un des élèves de la classe, prit la parole :
– Je ne pense pas que l’argent fasse le bonheur, je pense même que recevoir autant d’un coup peut nuire à notre bonheur.
A ces mots, les parents stupéfaits la regardèrent avec incompréhension. Véronique, une autre mère d’élève lui demanda :
– Mais pourquoi dis-tu cela ? Cela ne te plairait pas d’avoir autant d’argent et de ne plus avoir de problèmes financiers? Moi, j’aimerais bien aussi gagner, et vivre une vie sans me préoccuper de soucis d’argent!
Anna reprit la parole et nous raconta l’histoire qui était arrivée à une personne qu’elle avait bien connue et qui s’appelait Henry.

«Il y a vingt-huit ans, lorsque ma famille vivait à Montpellier, nous habitions dans le quartier de Magellan, un petit quartier paisible et populaire. Dans ce quartier, nous avions pour voisin la famille Guilhem. C’était une famille modeste, mais très unie. Le père était ouvrier dans une usine, la mère était femme au foyer, et ils avaient deux enfants : une très jolie petite fille de quatre ans qui s’appelait Camille, et un gentil garçon de sept ans qui s’appelait Henry. Henry était mon meilleur ami. Il était très protecteur avec sa sœur et les deux enfants étaient très aimés de leurs parents.

Le soir du Nouvel An, en 1974, de jeunes enfants qui allaient de porte en porte vendre des billets de loterie dont les gains s’élevaient à 31 millions de francs, frappèrent à la porte des Guilhem. M.Guilhem, bien que pauvre, était très généreux et voulut satisfaire les enfants il leur acheta un billet de 20 francs, ce qui représentait une grosse somme pour lui.

Deux jours plus tard, en revenant du travail, il passa au bureau national de la Loterie afin de connaître les résultats. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit qu’il était l’heureux gagnant du tirage du Nouvel An ! 31 millions de francs ! Qu’allait-il faire avec une somme pareille?

Cinq jours plus tard, M.Guilhem vint frapper à notre porte : mes parents l’invitèrent à entrer et lui offrirent un café. Il leur raconta qu’il avait gagné et que sa femme, ses enfants et lui allaient déménager pour rejoindre toute leur famille à Paris. Il offrit à mes parents la somme de 50 000 francs. Ces derniers refusèrent, mais M.Guilhem insista : il voulait remercier ses grands amis et voisins de toujours, qui avaient aidé sa famille dans les moments durs, et réussit à les convaincre d’accepter cette somme.

C’est ainsi que le 7 janvier 1974, la famille Guilhem et mon ami Henry quittèrent le quartier Magellan pour toujours. Nous nous étions promis, avec Henry, de nous écrire et de rester en contact ; mais, plus le temps passait, moins j’avais de nouvelles de lui, jusqu’à ne plus en avoir du tout au bout de six mois.

Dix-sept passèrent, j’avais poursuivi des études de journalisme à l’université et travaillais désormais comme reporter pour un grand journal local à Brive.

Pour le Noël de l’année 1991, je suis retournée à Montpellier, comme tous les ans en ces périodes de fêtes, pour passer le réveillon avec mes parents. Afin de trouver des cadeaux pour chacun, je m’aventurai dans les rues commerçantes de Montpellier. J’avais trouvé le cadeau idéal pour eux, mais n’avais pas suffisamment d’espèces sur moi. Je vis un distributeur tout proche de la boutique et décidai d’aller y retirer de l’argent. À côté de la machine, un mendiant se trouvait recroquevillé dans un duvet, seule sa main tendue dépassait pour demander de l’argent aux passants. Il me restait quelques pièces dans le fond de ma poche et je décidai de les lui donner. Lorsque je lui remis les pièces, il leva la tête pour me remercier : quelle ne fut pas stupeur lorsque je reconnus le visage d’Henry, mon ami d’enfance, qui faisait la manche. Il me reconnut aussi et sembla honteux que je puisse le voir dans cet état. Les larmes coulaient sur mes joues : j’étais à la fois heureuse de le retrouver et malheureuse de le voir dans cette situation.

Je lui proposai de venir boire quelque chose dans le café d’en face et il accepta, gêné. Une fois assis au chaud, j’avais une avalanche de questions à lui poser, mais n’osais pas du fait de nos retrouvailles si surprenantes. Malgré cela, j’eus le courage de lui demander ce qui lui était arrivé, je voulais avoir des nouvelles de sa sœur et de ses parents. Il ne savait pas quoi répondre puis finit par me raconter toute son histoire depuis leur départ de Magellan :

«A notre arrivée à Paris, toute notre famille, mes oncles, mes tantes, mes cousins, nous accueillirent chaleureusement. Mon père leur annonça qu’il était l’heureux gagnant de 31 millions de francs et qu’il tenait à ce que la décision de ce qu’il allait faire de cette somme soit prise avec toute la famille. A entendre cette nouvelle, chaque membre de notre famille faisait du mieux qu’il pouvait pour se faire bien voir. Certains proposèrent de partager la somme équitablement, d’autres voulaient que ceux qui avaient un plus fort lien de parenté aient une plus grande somme d’argent, et d’autres encore soutenaient que mon père devait prendre la décision de la répartition de la somme.

Mes parents prirent la décision de partager équitablement la somme avec tous les membres de la famille, proches ou éloignés. Avec l’argent qui nous restait, nous avons emménagé dans une superbe et luxueuse maison. Peu à peu, notre argent se dilapidait en achats tels que des voitures, des bijoux et des sorties onéreuses. Pensant être à l’abri du malheur, mes parents n’avaient rien économisé et tout leur argent s’était envolé. Mon père commença à jouer au casino et perdit davantage : la maison, les bijoux, les voitures, tout passait dans les jeux. Suite à cela, mes parents se désunirent et divorcèrent. Mon père se mit à boire et devint alcoolique. Ma mère était partie sans laisser de trace et sans nous donner de nouvelles, à ma sœur et à moi. Mon père demanda de l’aide à sa famille et tous refusèrent de rendre ce qui leur avait été donné. Ne pouvant plus subvenir à nos besoins, ma sœur et moi avons été séparés et placés dans des familles d’accueil. Notre propre famille nous reniait et ne voulait pas s’occuper de nous. J’étais très malheureux, sans nouvelles de ma sœur et, le jour de mes dix-huit ans, je me suis enfui pour essayer de construire une nouvelle vie. Je suis allé rechercher du travail, mais toutes mes démarches n’aboutissaient pas car je n’avais pas fait d’études, du fait de mon ancienne richesse. Et voici ce que je suis devenu… »

Son histoire m’émut terriblement et je lui proposai de venir passer le réveillon avec ma famille. Il hésita, puis, finalement, accepta l’idée de partager un moment dans une famille unie.

Le soir de Noël, mes parents offrirent à Henry les 50 000 francs que M.Guilhem leur avait laissés, qu’ils n’avaient pas dépensé et qu’ils avaient gardé soigneusement sur un compte, en cas de coup dur. Il accepta, très gêné, mais heureux, car il imaginait qu’il pourrait retrouver sa sœur, faire ses études et vivre enfin une vie heureuse grâce à cette somme d’argent.

Depuis, tous les Noël, il les passe avec sa sœur, qu’il a retrouvée, en compagnie de ma famille. Il a créé un centre d’accueil pour les sans-abri. D’ailleurs, j’ai hâte de le revoir le mois prochain, cela fait un an que nous ne nous sommes pas vus.»

Nous étions tous très émus à entendre l’histoire d’Anna. Patricia, après un moment de réflexion, affirma :
– C’est vrai que l’argent ne fait pas le bonheur, mais c’est mieux quand on en a un peu! Ce qu’il faut, c’est ne pas le dépenser à tout va, et bien le gérer.
Les autres parents acquiescèrent.
Soudain, le brouhaha des 4ème5, dans le hall du collège, nous fit reprendre nos esprits. Mon fils, sans même me dire bonjour, me demanda deux euros pour aller s’acheter un goûter. Théo, le fils de Patricia, lui demanda :
– Qu’est-ce qu’on mange ce soir?
Nous nous regardâmes, stupéfaites, et dîmes en chœur à nos chers enfants :
– Vous avez eu vos notes en rédaction?
Les deux garçons se firent un clin d’oeil et répondirent ensemble :
– Oh! Avec M.Mathieu, rien ne presse!

Keïta JANOTA (4ème)

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