Paliure

Les professeurs qui participent à la SPM se sont frottés à un exercice difficile : lire l’incipit d’une nouvelle de Philippe Claudel, « Paliure », et en écrire, en temps limité, une suite cohérente qui intègre 12 mots (imposés!) de la SPM : sibyllin, immarcescible, béotien, ambages, cacochyme, peu ou prou, acmé, coquecigrues, ineffable, callipyge, céruléen.

Le résultat, brillant, montre que ces mots sont devenus familiers…

Le texte du début de la nouvelle de Claudel est en bleu, la suite est écrite par une talentueuse collègue : Annie Payen!

Igor Beshevich pressait le pas. Son service au musée commençait à six heures et l’encombrement des rues du quartier Mlanecsz l’avait déjà bien trop retardé.

La foule lambinait comme un gros serpent le long des boutiques d’écriture et de bougies, et chacun essayait tant bien que mal d’éviter les mares que la neige fondante avait formées dans le ruisseau. Les femmes surtout étaient les plus lentes, à force de relever leurs jupons pour ne pas les crotter, posant une bottine, puis l’autre, avec la délicatesse de très jeunes danseuses.

Beshevich peinait à reprendre son souffle et à glisser son gros corps entre le courant humain qui venait à son encontre. « Foutu paliure… », ruminait-il.

Plusieurs fois, il heurta des formes dures et qui grognèrent, engoncées dans d’épais manteaux, sous des toques de velours ou d’astrakan, des aumusses bouffantes.

Tous ces gens n’avaient déjà presque plus de visages car le soir d’hiver s’emparait de la ville et de ses rues en y versant une ombre violette que ne parvenaient pas à déchirer les faibles loupiotes’ des vendeurs de pavitska, posées à même le sol fangeux.

À mesure que le ciel s’obscurcissait et qu’il sentait l’heure avancer, Beshevich se livrait plus encore à la merci de la petite angoisse qui l’accompagnait depuis qu’il avait fermé la porte de son appartement, crainte ridicule née d’un énervement sans importance.

« En retard, monsieur Beshevich… en retard… », s’était amusée la concierge quand il avait passé la loge, ce qui avait eu pour effet de le faire rougir et de l’essouffler plus encore.

« Serviteur, madame Schlomo… », avait-il répondu en levant son chapeau. «Vieille bique malpropre et sans mamelle», avait-il songé au-dedans de lui-même, honteux d’être aimable avec cette créature malgré le dégoût qu’elle lui inspirait.

Tout, autour de lui, devenait plus difficile à discerner, et à mesure que l’obscurité grandissait, son angoisse enflait elle aussi. Il avait beau se dire que ce maudit « paliure », aussi sibyllin qu’il fût, ne méritait pas tant d’énervement, mais rien n’y faisait.

Il n’avait pas toujours été aussi irascible. Il se vantait même autrefois d’être d’humeur affable, et aurait sans doute supporté avec bonhomie les sarcasmes de sa concierge, toute béotienne qu’elle fût. Il n’allait pas jusqu’à prétendre qu’il était d’une immarcescible patience; non, les vieillards cacochymes lui étaient insupportables, à lui qui affichait une santé inaltérable malgré son embonpoint. Mais il parvenait à dissimuler son agacement, si bien que ces mêmes vieillards disaient volontiers de lui, et sans ambages, qu’il était d’une ineffable bonté, toujours prêt à rendre service, et toujours le sourire avec ça! Mais les choses avaient bien changé depuis que « paliure » avait croisé son chemin.

Il ne supportait plus les petites faiblesses des autres; aussitôt en entrevoyait-il une qu’elle le transportait à l’acmé de son dégoût. Il se surprenait parfois à envisager avec méthode la meilleure façon d’occire les faibles, les moches, les valétudinaires et autres importuns. Mais je t’entends, lecteur, t’exclamer « Allons, arrêtons là ces coquecigrues! On ne peut pas être aussi mauvais. »

Sache, lecteur, que M. Beshevich était autrefois un être sensible, capable d’apprécier les formes callipyges des statues, les bleus céruléens, les pourpres et les ocres des tableaux qu’il côtoyait quotidiennement. Mais c’en était peu ou prou fini de ces plaisirs simples. Un seul mot l’obsédait maintenant, et l’amenait aux frontières de la démence, dont son angoisse grandissante n’était qu’un signe précurseur. Il le savait bien, mais qu’y pouvait-il?

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